(...)
La pièce, largement
éclairée par les immenses fenêtres qui permettaient à un généreux soleil de
projeter ses rayons jusqu’au fond de la pièce, n’avait plus du tout la même
allure que la veille lorsque j’y avais comparu devant Girolamo Melzi et ses coreligionnaires.
La grande table se trouvait désormais couverte des documents rapportés de France
par Francesco.
- Réalises-tu
l’ampleur de la tâche qui nous attend ? s’enthousiasma ce dernier en
m’apercevant. Vois-tu tous ces papiers, dessins, notes, carnets et
esquisses ? Ceci représente la presque totalité des documents rédigés par
Léonard au cours de sa vie. Notre rôle – devrais-je dire notre devoir ? –
consiste, maintenant qu’il n’est plus, à ordonner tout ceci afin de le rendre
compréhensible par le plus grand nombre.
- Pourquoi
seulement les ordonner ? Même si tu n’as pas rencontré le Vinci dès le
début de sa carrière, tu le connais suffisamment pour pouvoir écrire une
véritable biographie. Tu es certainement le mieux placé pour cela.
Francesco sembla
réfléchir à cette idée qui m’était venue le plus spontanément du monde. Mon ami
avait, pour sa part, maintes fois envisagé la chose et il cherchait comment me
présenter son point de vue fort différent du mien.
- J’ai toujours
estimé qu’il était impossible de rédiger une biographie sans trahir la pensée
de la personne concernée. Pour moi, écrire une biographie de Léonard
s’apparenterait à vouloir me mesurer à lui or personne ne peut se mesurer au
Vinci. Il était unique, universellement unique même. Et cela n’a rien à voir
avec son talent. Botticelli, Lippi, Bramante, Giotto, Sanzio, Verrocchio et tant
d’autres sont, pour moi, des artistes du même calibre. Comment dire ? J’ai
bien trop de respect pour lui pour me lancer dans tel travail, de toute manière
voué à l’échec.
- Réalises-tu que
si tu livrais ce que tu sais sur Léonard, toi, l’un de ses intimes, tu pourrais
permettre de mieux le faire connaître au monde.
- Mais il est déjà
immensément connu !
- Qu’en sera-t-il
dans vingt, cent ou cinq cents ans ? Les personnes sont mortelles mais les
écrits demeurent !
- Sauf si un
Savonarole passe par là !
- Savonarole !
eructai-je. Quel exemple ! Il a beau avoir prétendu être inspiré par Dieu,
il n’en a pas moins été brûlé vif sous la vindicte populaire. Peux-tu me dire,
aujourd’hui, ce qu’il reste de Savonarole à Florence hormis une grande amertume
et le souvenir du massacre d’œuvres prétendument hérétiques ?
- Jamais je ne
parviendrais à rendre la complexité de sa pensée !
- Nul n’est tenu à
l’impossible.
- J’étais trop
proche de Léonard pour être objectif.
- Ce que tu me dis
me navre car il ne fait aucun doute pour moi que Léonard de Vinci mérite une
place de choix dans l’Histoire. Songe seulement que ses œuvres ne sont pas
indestructibles(69). Repense à notre
conversation à tête reposée et, je te prie, reconsidère ton choix. Ton
témoignage serait certainement des plus instructifs. Et je ne parle même pas de
la fierté que tu pourrais retirer d’un tel ouvrage.
- D’autres le
feront sans doute dans un proche avenir(70).
Constatant qu’il me
serait présentement impossible d’infléchir sa décision, je décidai de changer
de conversation et de m’intéresser à ce qu’il avait projeté.
- Comment
comptes-tu t’y prendre pour effectuer le tri dans ces papiers ?
- Mon maître
possédait de grandes qualités, mais il manquait cruellement d’organisation. Il
vivait dans l’instant, dans l’immédiateté de la pensée et cela se ressent dans
ses écrits.
- Les écrits d’une
personne reflètent l’organisation de l’âme. (...)
Le
Florentin de Beaune, chapitre 37
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