(...)
La cité lombarde,
véritable capitale économique de l’Italie du nord, n’était pas une ville comme
les autres. Les rues grouillantes d’hommes d’affaires, de dandys affublés de
jour comme de nuit de lunettes fumées, de supporters bleus ou rouges de l’un
des deux grands clubs de football de la ville ou de raffinées jeunes femmes bondissant
de boutique en boutique n’étaient vraiment pas propices à la pratique de
quelque forme de tourisme. Il était, par exemple, bien plus difficile que dans
n’importe quelle autre ville chargée d’Histoire d’imaginer l’ancienne
configuration des lieux. Milan était résolument une ville tournée vers l’avenir,
cosmopolite, et son glorieux passé n’était plus visible qu’à travers quelques points
d’intérêt noyés au beau milieu d’un tissu urbain dense fait de buildings de
bureaux, de boutiques chics, de lignes de tramway et de métro, de grues et
d’immeubles de luxe. Il semblait même parfois que la cité assimilait le
glorieux héritage des ducs de Milan à un fardeau, un frein à sa modernité. Seul
le Duomo – l’orgueilleuse cathédrale – avec ses quelques cent cinquante flèches
gothiques émergeait encore tant bien que mal de la fourmilière milanaise. Pour
trouver l’église Santa Maria della Grazie, la Biblioteca Ambrosiana ou le
célèbre théâtre de la Scala, il fallait, par contre, s’armer de patience et
surtout d’un bon plan. (...)
- Je vous emmène dîner
au Caffe Makito, annonça Ynse.
- Excellente
idée ! approuva Chris avant de se tourner dans ma direction. Tu vas voir,
c’est un endroit très… spécial.
A cette heure-ci, la
circulation était fluide dans les ruelles milanaises. Le Caffe Makito se
trouvait au fond d’une impasse où probablement jamais aucun touriste n’avait
mis les pieds. Vestige d’un autre âge au beau milieu d’une forêt d’immeubles
récents, la maison de deux étages qui abritait l’endroit où nous allions dîner
aurait certainement eu besoin d’un bon ravalement. Mais la véritable surprise
se trouvait à l’intérieur du restaurant, une dizaine de marches plus haut. Il
suffisait de passer le pas de porte pour qu’une formidable machine à remonter
le temps nous projette cinquante ans en arrière. Tout dans la petite pièce
surchauffée où les conversations des convives se confondaient dans un
indescriptible et assourdissant brouhaha me rappela un lointain passé que je
croyais oublié, mais qui n’attendait qu’une occasion pour resurgir : tables
en formica recouvertes de toiles cirées à carreaux verts et blancs ou rouges et
blancs élimées aux angles, chaises inconfortables en bois verni, verres à
moutarde, papier peint beige délavé au mur, poêle à bois et barres de néons
ornées de papier tue-mouche au plafond. Alors que je m’apprêtais à sortir mon
appareil photo pour immortaliser le lieu, Ynse retint mon bras.
- Le patron ne veut pas
que l’on prenne de photos. Il a peur que des images se retrouvent sur le net et
que son restaurant devienne un endroit à la mode.
Aussi sceptique que
déçu, je refermai ma housse. (...)
- Ici, c’est pour les
habitués, m’expliqua Ynse.
Les clients privilégiés
du Caffe Makito avaient droit au même décor au charme désuet, le calme en plus.
Pendant qu’une vieille femme posa un morceau de papier et un crayon sur le coin
de la toile cirée, nous prîmes place autour d’une table ronde branlante logée
derrière la porte vitrée. La carte se résumait, pour sa part, à une pochette
plastique toute grasse à l’intérieur de laquelle se trouvait une feuille de
papier jauni griffonnée à la main, indiquant le nom de trois ou quatre plats.
Je remarquai immédiatement les prix qui ne dépassaient jamais quatre euros.
Sans prendre la peine de nous traduire le nom des mets, Ynse inscrivit quelque
chose sur le morceau de papier corné.
- On note soi-même sa
commande, m’expliqua Chris. Le patron travaille en famille et personne n’a de
temps à perdre. (...)
Le
Florentin de Beaune, chapitre 16
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