(...)
Le long corridor aux
murs immaculés que nous empruntâmes alors permettait d’accéder aux nombreuses
autres salles de la bibliothèque. A un moment, Chris bifurqua sur sa droite, dans
une salle dont l’obscurité tranchait nettement avec la vive lumière du
corridor. Je pressentis que l’endroit renfermait des pièces de grande valeur. Il
me fallut patienter quelques secondes avant que mes pupilles fussent
accoutumées à la pénombre. Je remarquai d’abord une trentaine de confortables
fauteuils de bureau installés au centre de la pièce. Tous étaient dirigés de
manière à ce qu’une fois assis, le regard converge vers le mur le plus éloigné
de la source de lumière où une sorte d’immense vitrine de verre abritait le
trésor qui faisait l’objet d’autant d’attention : le carton de la fresque
appelée l’Ecole d’Athènes de Raphaël(51).
La découverte de l’unique exemplaire actuellement connu au monde d’un carton de
cette taille faillit bien me faire trébucher. Sans m’en rendre compte et
surtout sans quitter des yeux l’esquisse dont la taille atteignait huit mètres
de long pour près de trois mètres de haut, je pris place au premier rang des
fauteuils dont je comprenais désormais mieux la présence dans cette salle. La
faible luminosité ambiante avait certainement été conçue pour faire ressortir
les traits de crayon du maître. Effet de l’éclairage, du jaunissement naturel
du papier ou de la nature de celui-ci, la scène apparaissait sur un fond jaune
beige. L’ensemble était formé de feuillets d’environ quatre-vingts centimètres
sur cinquante collés les uns avec les autres pour former une surface de près de
vingt mètres carrés presque entièrement recouverte des dessins du maître. Les
personnages, parfois à peine esquissés – mais la plupart du temps représentés
avec force détails – avaient été réalisés au crayon noir. Il était frappant de constater
à quel point ce carton pouvait, en lui-même, représenter une œuvre aboutie dont
la fidélité à la fresque définitive était sans faille.
- Cinquante-huit
personnages y sont représentés, me glissa Chris à l’oreille.
Nous étions seuls, mais
Chris avait néanmoins décidé de chuchoter comme si nous venions de pénétrer
dans un lieu saint.
- Ce sont les figures
majeures de la pensée antique réunies à l’intérieur d’un temple imaginaire. Des
artistes contemporains de Raphaël s’y sont mêlés dont Raphaël lui-même et –
mais tu les auras sans doute reconnus – Léonard de Vinci et Bramante(52).
Instinctivement, je
m’étais levé pour m’approcher du caisson derrière lequel se trouvait le carton
de Raphaël. Je me mis à la recherche de Léonard que je localisai au milieu de la
composition sous les traits de Platon. Cette évocation, qui m’arracha un
sourire, me fit songer que Léonard n’aurait pas renié cette parenté avec le
grand philosophe. Quant à Bramante, entouré d’étudiants, il se trouvait tout à
droite dans la peau d’Euclide ou d’Archimède de Syracuse.
- Ainsi, complétai-je,
en mêlant les deux époques, l’artiste assimile son temps à l’époque de la Grèce
antique.
- Excellent ! Tu
apprends vite !
Le nez littéralement collé
à la vitre blindée, je m’imprégnai progressivement de l’art, ici à l’état brut,
de Raphaël. Il n’y avait ni fioriture, ni repentir, ni vernis pour dissimuler
le travail de l’auteur. Chaque coup de crayon, tantôt épais afin de figurer une
étoffe ou un bras, tantôt plus fin pour représenter des cheveux ou un nez
aquilin, était visible, chaque drapé magnifiquement rendu en nuances de gris. Les
traits des visages, malgré l’absence de couleur, exprimaient tous une émotion
particulière et toujours différente, probablement en lien avec la nature du
personnage représenté. Avec un tout petit peu d’imagination, on aurait presque
pu entendre le bruit du crayon noir de l’artiste glissant sur la surface
granuleuse du papier. Du grand art.
- Tu vois ce qu’on
arrive à faire avec un simple crayon, commenta Chris.
- Comme quoi, ce n’est
pas le matériel qui fait la qualité de l’œuvre. C’est l’œil, la main, la
persévérance, le sens de l’esthétique, le travail…
- Au premier plan, reprit
Chris, on retrouve Pythagore, Euclide, Archimède et Ptolémée. Plus au fond, on voit
Platon aux côtés d’Aristote.
Un personnage en toge,
esseulé et alangui sur les marches attira mon attention.
- Qui est-ce ?
demandai-je en le désignant du doigt.
- C’est Diogène de
Sinope. Il a été représenté à l’écart des autres car c’est le comportement
qu’il a toujours adopté dans la vie. Il a toujours refusé le contact avec ses
contemporains.
- Je vois…
Entamant un étrange
ballet, je fis plusieurs allers-retours entre la vitre blindée et la première
rangée de fauteuils. Il n’y avait vraiment pas grand monde à la bibliothèque –
ce qui nous changeait du musée des Offices ou même de certains musées parisiens
– et nous pouvions stationner à peu près n’importe où devant l’œuvre sans gêner
qui que ce soit. De loin, je tentai de visualiser le haut du carton, situé à
près de quatre mètres de haut et, par conséquent, inaccessible à un examen de
près. De retour à quelques centimètres de la vitre, je me lançai dans des
exercices de contorsion afin de trouver le meilleur angle possible pour
éliminer un maximum de reflets parasites. Plusieurs fois, je sentis mon nez
buter contre l’épaisse vitre mais jamais aucune alarme ne se déclencha. Au bout
d’une trentaine de minutes de pur bonheur, Chris osa enfin me livrer le fruit
de ses réflexions.
- Tu imagines si on
retrouvait les cartons de la Bataille d’Anghiari ?
(...)
Le
Florentin de Beaune, chapitre 18
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