(...)
Un peu plus tard,
Francesco nous invita ma sœur et moi à visiter la maison. Une grande agitation
régnait dans les couloirs et les escaliers en prévision de la fête prévue le
soir-même.
- Mes parents ont vu
les choses en grand, nous confia Francesco alors que nous nous étions retrouvés
seuls dans une alcôve. Une cinquantaine de convives est attendue en provenance
de toute la région : Inzago, Pontirolo Nuovo, Trezzo Sull’ Adda, Stezzano
et même Bergamo. Rien que de la famille et des amis proches.
- Tes parents sont très
connus, constata Guillemette non sans une pointe d’admiration dans la voix.
- Notre famille vit ici
depuis la nuit des temps et mon père avait de hautes fonctions. Maintenant, il
est vieux et n’occupe plus aucun poste officiel, mais il possède toujours de
très nombreuses relations. C’est un peu de cette façon qu’il a réussi à
constituer le trésor que je vais maintenant vous montrer. Suivez-moi…
Un trésor… J’étais loin
d’imaginer à quoi Francesco faisait allusion. Peut-être s’agissait-il du
cabinet de curiosité évoqué pendant la collation matinale ?
- Voilà, confia-t-il
quelques instants plus tard après qu’il eut fait halte devant une porte du
rez-de-chaussée armée d’une belle serrure. C’est ici.
Guillemette et moi nous
regardâmes, interdits.
- Vous allez vite
comprendre, sourit-il tout en bataillant pour déverrouiller la lourde serrure.
Les gonds de la porte
se mirent à grincer dès que l’Italien tenta de repousser le battant de la
porte. Nous restâmes sans voix face au spectacle qui se présenta devant nos
yeux : probablement plusieurs milliers d’ouvrages étaient entreposés sur
des étagères qui recouvraient les murs jusqu’au plafond. Le centre de la pièce
était occupé par une grande table en acajou sur laquelle trois lutrins soutenaient
autant de gros volumes reliés. Il nous fallut plusieurs minutes pour réaliser
que nous venions de pénétrer dans l’une des bibliothèques les plus complètes
d’Italie et peut-être même d’Europe. Francesco, pour sa part, se dirigea
rapidement vers les rayonnages, faisant courir la pulpe de ses doigts sur la
tranche de quelques livres qu’il sembla sélectionner avec beaucoup d’attention.
- Voilà si longtemps
que je n’ai plus revu cet endroit, nous confia-t-il depuis l’autre extrémité de
la pièce rectangulaire qui devait faire au moins dix toises de long pour cinq
de large.
- C’est merveilleux,
commentai-je à mon tour.
- Jamais je n’ai vu
autant de livres en un même lieu, reprit Guillemette en osant à peine avancer
vers le centre de ce sanctuaire de la connaissance.
- Il y a ici environ
dix mille ouvrages, expliqua Francesco non sans un certain sentiment de fierté
dans la voix.
J’osai me diriger, à
mon tour, vers les rayonnages. Une odeur mêlant cuir, papier et poussière me
monta aux narines. Le parfum de la connaissance humaine.
- C’est colossal !
- Mon maître avait
estimé qu’il faudrait plus de cinquante collections comme celle-ci pour
reconstituer la grande bibliothèque d’Alexandrie.
- Léonard de Vinci est
venu ici ? m’exclamai-je.
- Il y a même passé des
nuits entières à étudier ! Un jour, il faudra que je prenne le temps de
vous expliquer les liens entre le Vinci et ma famille.
Nous prîmes acte de la
promesse de Francesco, mais notre esprit était ailleurs. Tandis que Guillemette
avait rejoint Francesco au pied de l’échelle sur roulettes qui permettait
d’atteindre les rayonnages les plus élevés, je tentai de déchiffrer les titres
des ouvrages qui me tombaient sous les yeux : le Banquet et les Dialogues
de Platon, Sénèque ou Aristote côtoyaient une édition rare en latin des Canons d’Avicenne
publiée en 1483 à Venise. Augustin d’Hippone voisinait Saint Thomas d’Aquin et
Al-Kindi donnait la réplique à Plotin, Diogène de Sinope, Hipparque, Plutarque
ou Cicéron. Un peu plus loin, j’aperçus les noms de Marco Polo et Ibn Battûta :
j’avais manifestement atteint une partie de la bibliothèque dévolue aux grands
voyageurs alors que de l’autre côté, je repérai des références portant les noms
de Galien, Hippocrate, Pline l’Ancien ou, de nouveau, Avicenne. Je venais de
rejoindre les rayons réservés aux sciences, situés entre ceux de la médecine et
de l’astrologie. Un sentiment d’exaltation vite tempéré par un inexplicable
abattement me gagna alors que je finis par retrouver Francesco et Guillemette.
J’émis un premier commentaire.
- Jamais aucun homme ne
parviendrait, en une seule vie, à lire tout ce qui se trouve dans une
bibliothèque comme celle-ci ! (...)
Le
Florentin de Beaune, chapitre 24
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