(...)
Sur la paroi de gauche,
une troisième issue, elle aussi en verre blindé, nous barrait encore le
passage. Un message inaudible en italien émana du talkie-walkie de notre
accompagnatrice et, quelques instants plus tard, l’ultime barrière qui nous
séparait encore de la fresque s’effaça enfin. Immédiatement, nos poumons furent
saisis d’une bouffée d’air frais et sec particulièrement revigorant. Le
réfectoire où nous pénétrâmes était vaste mais totalement vide. Le bruit émis
par le moindre de nos gestes montait en direction du ciel pour être amplifié
par la voûte perchée une huitaine de mètres au-dessus de nos têtes. Le temps
que nos pupilles s’accommodent à l’obscurité, nous tentâmes de repérer
l’origine des voix que nous entendions. Je finis enfin par localiser deux formes
humaines sur notre droite. La silhouette de deux personnes, de dos et perchées
sur un échafaudage de chantier, se découpait sur un fond chamarré illuminé par
des projecteurs qui distillaient une lumière chaude et peu agressive. Je ne
réalisai que quelques secondes plus tard que le mur ainsi éclairé n’était autre
que celui qui supportait la fresque du Vinci. J’eus le souffle littéralement coupé
en tentant d’embrasser du regard l’ensemble de l’œuvre réalisée entre 1494 et
1498 et dont les proportions étaient sans commune mesure avec tous les autres
formats réalisés par l’artiste : huit mètres quatre-vingts de large pour
trois mètres soixante de haut. D’un aspect plutôt confus au premier abord, la
composition révélait progressivement son infinie richesse à quiconque décidait
d’y consacrer un peu de temps.
- Il faut avoir vu cela
avant de mourir, chuchota Chris.
Je remarquai d’abord Jésus
vêtu de rouge et de bleu, paradoxalement isolé au milieu de la tablée prise
d’une folle agitation à l’annonce de la nouvelle « L’un de vous me
trahira ». Apparaissaient ensuite les disciples regroupés en quatre
groupes de trois dans une sorte de cacophonie savamment orchestrée, les uns manifestant
leur indignation, les autres leur colère, leur impassibilité ou leur méfiance
face à la traîtrise programmée d’un des proches du Christ. Tous les apôtres étaient
là, chacun vivant à sa manière l’annonce de la trahison imminente. Enfin, le
décor finit par surgir : une table sur des tréteaux, de la nourriture, une
pièce austère s’ouvrant très largement sur un paysage campagnard, des
tapisseries au mur et, tout en haut, dans un cartouche formé de trois arches en
trompe-l’œil, les armes de la famille Sforza, les ducs de Milan commanditaires
de l’œuvre. Je reculai de quelques pas afin de mieux profiter du spectacle et
de la maîtrise de la perspective dont le point de fuite était centré juste à
côté de la tête du Christ. Je ne parvenais pas à croire qu’un être humain ait
pu réaliser pareille merveille. Les sensations se télescopaient dans ma tête
soudain devenue trop étroite pour appréhender ce que je voyais. J’éprouvai une
immense fierté à faire partie du même genre biologique que l’auteur du miracle
qui s’offrait à mes yeux. Puis, finalement, je me raisonnai : je ne
participais pas du même monde que le Vinci. Je n’étais qu’un simple mammifère
avec des yeux et une âme seulement capables d’admirer ce qu’il offrait alors
que lui… Lui, il créait la perfection, ou du moins l’approchait-il. Toute sa
vie il avait œuvré pour cela, même s’il n’avait jamais vraiment été satisfait
du résultat obtenu. La perfection n’est pas faite pour être atteinte, au mieux
approchée. J’en avais désormais la preuve devant les yeux : Vinci était un
visionnaire en avance de trois cents ans sur son temps. L’incroyable sensation
de modernité et de mouvement, si caractéristique de la dynamique que Léonard insufflait
à ses œuvres, l’équilibre géométrique des objets, des couleurs, des éléments
d’architecture ou la répartition apparemment désordonnée, mais en réalité
hautement harmonieuse des personnages, conféraient une sorte de sérénité
intemporelle à l’œuvre. Plus je regardais cette peinture et plus j’avais le
sentiment que les personnages fixés dans le plâtre se mettaient à bouger.
L’effet, dû au fait que la perspective merveilleusement rendue, plaçait cette
Cène dans le prolongement parfait du réfectoire était littéralement saisissant.
Saisissante aussi l’attitude des corps ou des mains des apôtres qui semblaient
imiter la forme d’une vague emportant tout sur son passage. Comment imaginer la
réaction de moines du XVIe siècle face à une telle illusion de relief
alors que nous autres, terriens du XXIe siècle, ne pouvions déjà
nous empêcher d’être fascinés par son œuvre malgré l’habitude que nous avions
des perspectives artificielles offertes continuellement par la télévision ou le
cinéma ? Les Dominicains devaient littéralement avoir le sentiment de
déjeuner en compagnie du Christ. Je souris en me disant qu’il s’agissait
probablement, pour les moines, d’une expérience inoubliable qui avait
certainement de quoi entretenir les vocations ! S’il ne s’était agi de
l’état de conservation médiocre d’un sujet biblique bien peu en vogue de nos
jours, on aurait pu croire cette Cène réalisée récemment par une sorte
d’artiste chimérique alliant les talents de Cézanne, Seurat et Van Gogh !
Je me mis alors à imaginer ce que l’on pourrait trouver, si l’on voulait s’en
donner la peine, derrière les peintures de Vasari dans la salle des Cinq Cents.
(...)
Le
Florentin de Beaune, chapitre 21
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